Le Socialisme Sauvage. ( extrait de Livres)

 

Un nécessaire rappel historique :

Les Bourses du travail dans le mouvement émancipateur[1]

 

En France, l’important courant socialiste de Jules Guesde était plutôt imperméable à la spontanéité révolutionnaire. Si la majorité de ses membres subordonnait l’action syndicale aux directives du parti politique, certains ne s’opposaient pas néanmoins à l’idée de souveraineté directe des travailleurs et d’autres votèrent même la Charte d’Amiens au Congrès de la CGT en 1906. Pour sa part, le courant réformiste de Jean Jaurès concevait la transformation sociale comme un processus progressif de réformes, fondé sur la conciliation et le compromis avec les capitalistes et l’État. Mais les grèves et les révoltes éclatèrent, enfantées par les dures conditions d’exploitation de l’époque. C’est ainsi que, dès la fin du xixe siècle, les anarchistes et les anarcho-communistes gagnèrent de l’influence dans les syndicats. Fondée en 1895, la CGT française était le champ d’affrontement de deux tendances. Il y avait, d’un côté, ceux qui étaient séduits par les premiers efforts de domestication de l’État, le « réalisme » des réformes sociales, et qui se montrèrent disposés à les cogérer. En face, le courant du syndicalisme de classe refusait cette voie et optait pour une défense intransigeante des intérêts des travailleurs. De la dernière décennie du xixe siècle à la Première Guerre mondiale, le mouvement des Bourses du travail joua en France un rôle déterminant dans cet affrontement et constitua un pivot dans l’évolution du mouvement ouvrier organisé.

Au départ, les Bourses furent un élément constitutif du courant syndicaliste révolutionnaire. Cas spécifique dans l’histoire européenne du mouvement ouvrier, les Bourses du travail françaises servirent de modèle pour la formation d’organisations similaires en Italie, les Camere del Lavoro[i]. Les premières furent créées vers 1882, mais leur développement ne prit son essor qu’au cours de la grande vague de grèves des premières années du xxe siècle.

Les Bourses étaient des structures horizontales, organisées sur une base géographique, qui proposaient la création de liens et de solidarités interprofessionnelles. Elles étaient le modèle d’une pratique de syndicalisme indépendant, fondé sur la stratégie de la démocratie de base la plus large et de l’action directe. S’opposant à l’idée interclassiste républicaine de l’époque, les Bourses du travail refusèrent la démocratie représentative et s’éloignèrent donc de la vie des partis politiques. « Les militants des Bourses du travail, et plus spécifiquement les syndicalistes révolutionnaires et les militants anarchistes, considéraient l’action directe comme une pratique syndicale où ce sont les travailleurs eux-mêmes qui interviennent directement dans leur lutte, à tous les niveaux et à toutes les étapes, sans recours aucun à des spécialistes de la représentation et de la négociation[ii]. » D’après la « vision syndicaliste de rupture » et d’indépendance par rapport à la représentation politique, les Bourses étaient un centre de résistance à la violence du capitalisme tout en développant une fonction sociale. Elles créèrent une contre-société, dans le cadre de laquelle se développaient des activités culturelles et d’éducation, des services de santé, de formation professionnelle, de placement et d’aide aux chômeurs. Les Bourses eurent en France, auprès du mouvement ouvrier, un rôle équivalent à celui que jouait le modèle allemand de la machine social-démocrate, vaste réseau d’organisations et de structures censées accompagner et soutenir les travailleurs de la naissance à la mort. Soumis aux violentes conditions d’exploitation et à l’autoritarisme de l’État du début du xxe siècle, les travailleurs sentaient la nécessité de se rassembler. Dans le modèle social-démocrate, la « contre-société » ouvrière était soumise au parti et à ses syndicats, courroies de transmission ; elle fonctionnait, selon les principes autoritaires de ces organisations et dans le respect du cadre juridique du système capitaliste. Pour Fernand Pelloutier, un des grands noms du syndicalisme-révolutionnaire français de l’époque, les Bourses étaient, au contraire, « le noyau de cette société équitable à l’établissement de laquelle nous nous efforçons tous de parvenir[iii] ». Ses activités devaient se dérouler selon les principes de la démocratie directe et par le développement de l’autonomie collective de ses membres. Cette différence de taille et de nature se dévoila véritablement lorsque les sociaux-démocrates rallièrent, en août 1914, l’Union sacrée, entraînant ainsi une classe ouvrière organisée et soumise dans la grande boucherie patriotique.

Si les Bourses du travail eurent au départ ce rôle d’éducation émancipatrice, leur croissante dépendance vis-à-vis de la vie politique locale, du pouvoir municipal en particulier, se retourna par la suite contre leur nature originale, permettant aux partis politiques d’investir leurs structures et de finir par les dominer. À l’origine éléments constitutifs du syndicalisme révolutionnaire, les Bourses devinrent par la suite des rouages du syndicalisme réformiste, intégrateur.

Depuis 1902, l’organisation de la CGT était le fruit de la fusion du courant territorial de la Fédération des Bourses du travail et de celui, professionnel, de la Fédération nationale des syndicats. Lors du Congrès d’Amiens de 1906, la CGT opta résolument pour une orientation syndicaliste révolutionnaire fondée sur le principe d’indépendance face aux partis politiques et en faveur de l’action directe. Le Congrès affirma, à une majorité écrasante, qu’il n’avait pas « à se préoccuper des partis et des sectes », car le syndicalisme se suffisait à lui-même et formerait, après la grève générale, la « base de réorganisation sociale » d’une société émancipée du capital[iv]. Cette vision domina la CGT jusqu’à la fin des années 1910, lorsque la défaite des grandes grèves (émaillées d’actions directes, émeutes, sabotages et affrontements avec la police) annonça l’affaiblissement de la CGT syndicaliste révolutionnaire. Après l’arrestation de ses dirigeants et l’échec de la grève générale d’août 1908, la CGT fut menacée de dissolution par l’État républicain. Pendant quelques mois, le syndicat fut repris en main par une direction réformiste qui rejetait les principes de démocratie directe. Cependant, le climat de révolte et d’agitation sociale se perpétuera jusqu’à la veille de la guerre, plus particulièrement entre 1908 et 1910, à Paris et en région parisienne[v].

Au même moment, début 1908, furent fondés à Chicago, les Industrial Workers of the World (IWW). Leur riche expérience marqua durablement le mouvement social et culturel aux États-Unis et resta dans l’histoire comme un exemple d’organisation syndicaliste révolutionnaire. Avec des traits qui tenaient de la spécificité de la société nord-américaine, les IWW reprirent à leur compte l’essentiel des principes de la CGT d’Amiens. Tout en épousant un rigide fétichisme organisationnel, la forme syndicat d’industrie, les IWW pratiquèrent à grande échelle l’action directe et combattirent toute pratique de cogestion interclassiste dont les accords d’entreprise étaient l’expression la plus achevée. Ces accords étaient vus comme une soumission aux intérêts des patrons, comme une entrave à l’usage de la grève, l’arme décisive des travailleurs, surtout dans les moments les plus critiques pour les capitalistes.

 

[1] Texte tiré du livre de Charles Reeve, Le Socialisme sauvage – essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours (l’échappée, 2018).

[i] En Italie, les Camere del Lavoro furent une des forces constitutives de la Confederazione Generale del Lavoratori (CGL) créée par les socialistes. Dès le début des années 1920, les Camere furent violemment attaquées par les forces fascistes.

[ii] David Rappe, « Les Bourses du travail, une expression de l’autonomie ouvrière », Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, no 116-117, 2001. Du même auteur, La Bourse du travail de Lyon, une structure ouvrière entre services sociaux et révolution sociale. Histoire de la Bourse du travail de Lyon des origines à 1914, Éditions ACL, 2004.

[iii] Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), L’Insomniaque et Libertalia, 2014, p. 30.

[iv] Ibid., p. 16.

[v] Pour un récit vivant de ces grèves et des débats qui les accompagnèrent au sein du mouvement syndical, voir Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, op. cit. et Anne Steiner, Le Goût de l’émeute, L’échappée, 2012 et Le Temps des révoltes, L’échappée, 2015.

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